Observatoire des médias sociaux en relations publiques

Fiches de lecture

Retour critique sur la sociologie des usages

Jouet, Josianne. 2000. Retour critique sur la sociologie des usages. Réseaux. Vol. 18. no. 100. p. 487-521.

Résumé de l’auteur

Quelle évaluation peut-on faire d’une vingtaine d’années de recherches consacrées à la sociologie des usages des objets de communication ? A partir d’un point de vue critique, cet article retrace l’archéologie de ce courant (caractéristiques des chercheurs et des équipes, modalités de financement de la recherche…) qui a émergé avec le développement des technologies de l’information et de la communication et s’est étendu ensuite à l’étude d’autres médias et de dispositifs de communication diversifiés. Cette démarche heuristique nous conduit à retracer les origines théoriques de la sociologie des usages et à identifier les problématiques qui ont contribué à sa genèse puis à son évolution. Par-delà la diversité des études et des approches, le projet tente de dégager les principaux apports de la sociologie des usages à la compréhension des phénomènes de communication. Cet examen nous permet, en dernier lieu, de nous interroger sur les perspectives de la sociologie des usages et, face à la montée de l’empirisme, de plaider pour son inscription forte dans les sciences sociales.

Fiche de lecture réalisée par Sophie Chavanel

Mots-clés


Sociologie des usages, communication, technologie, information, théories, modèles.

Mise en contexte


Dans un des premiers exercices de synthèse depuis les travaux de Chambat (1994) et de Mallein et Toussaint 1994, Jouet dresse un tableau des principaux fondements théoriques de la sociologie des usages et de l’évolution de travaux francophones qui s’y rattachent, en s’intéressant principalement aux controverses et aux fractures qui marquent ce champ d’étude, depuis l’expansion des Technologies de l’Information et des Communication (TIC), dans les années 80.

Revue de littérature et cadre théorique


Jouet souligne que le champ de la sociologie des usages se développe en France au cours de la période post-1968 qui est marquée par un courant d’autonomie sociale, dans toutes les strates de la société. De cette époque est tirée l’image d’un modèle d’utilisateur rationnel et on fait le constat qu’il y a un décalage entre les utilisations attendues et les utilisations réelles.

Parmi les travaux fondateurs du champ d’étude, Jouet souligne ceux de Michel de Certeau (1980) qui bien qu’il se soit principalement intéressé à la pratique de la lecture, s’est penché sur les manières de faire et les formes de microrésistances ou braconnage, mises en œuvre par les usagers. Selon Jouet, on dégage des écrits de Certeau, le premier modèle de la sociologie des usages : le pratiquant actif.

Parmi les autres auteurs clés, Jouet mentionne entre autre les travaux de Baboulin, Gaudin et Mallein (1983) sur l’utilisation du magnétoscope, cet appareil secondaire à la télévision. Selon l’auteur, cette étude a marqué le champ d’étude surtout en raison de son apport pour définir la notion d’usage.

Démarche méthodologique


La démarche méthodologique favorisée par Jouet est une recension des écrits des ouvrages francophones dans le champ de la sociologie des usages.

Résultats


Dans un premier temps, en effectuant la genèse du champ d’étude de la sociologie des usages, Jouet constate qu’en France, les premiers chercheurs qui ont étudié les nouveaux objets de communication, n’étaient pas issus du champ de la communication, pour la simple et bonne raison, rappelle-t-elle, que les sciences de l’information et des communications ne s’y sont développées qu’au cours des années 70. Du côté des pays anglo-saxons, le champ de la sociologie des usages prend plutôt son origine dans le prolongement des études sur les médias de masse et des études de la réception qui bénéficiaient déjà d’une accumulation de savoirs théoriques et de modèles d’analyse. Les premières études de la sociologie des usages portent principalement sur le processus qui fait que les TIC deviennent des objets sociaux et s’interrogent sur la relation entre les innovations techniques et les transformations de la société.

Au cours des années 80 le lien entre l’innovation sociale et l’innovation technique devient un cadre d’analyse des usages des TIC, avec le modèle de la traduction qui retient essentiellement l’usage au niveau de la conception de l’objet et s’intéresse à la coopération entre l’utilisateur et le dispositif. Un des modèles d’analyse de cette école est la théorie des conventions de Boullier qui s’intéresse aux ajustements entre le cadre socio-technique comme porteur d’un projet d’usages (les repères explicites) et les pratiques effectives (repères implicites) , faits de compromis, médiations et régulations, qui mènent à une construction de l’usage social.

Au cours des années 90, avec l’arrivée de la téléphonie mobile et l’informatique en réseau, l’étude des usages des TIC s’intéresse alors plus particulièrement aux pratiques de communication dans l’environnement professionnel. L’usage social des TIC est alors abordé dans des problématiques plus macrosociales. On s’intéresse alors à l’usager en tant que citoyen ou client et on cherche à dégager les enjeux de société qui sous-tendent la diffusion des TIC.

La sociologie des usages est un champ d’étude multidisciplinaire dans son essence, or, selon Jouet, parmi l’abondance de recherches sur les usages, elles portent en général sur un corpus de résultats similaires : les usages dits grands publics et les usages professionnels. L’auteur relève aussi que dans tous les travaux dans le champ de la sociologie des usages, l’usage est analysé comme construit social et est abordé à partir de plusieurs entrées qui peuvent se décliner de la façon suivante : le processus d’appropriation, l’élaboration du lien social et l’intégration des usages dans les rapports sociaux.

La généalogie des usages

La généalogie des usages sociaux des TIC permet de dégager des observations  historiques et sociotechniques afin d’en dégager certains éléments de compréhension. Jouet dégage certains constats, notamment, le fait que l’adoption de nouvelles technologies et l’apparition de nouvelles pratiques s’articulent sur des pratiques préexistantes. Dans la même veine, Jouet rappelle que les prophéties sur la disparition des anciens médias au profit des TIC ne résistent pas à l’analyse. La recherche a également démontré, souligne Jouet en citant Perriault (1989), que l’usage social se heurte au poids des habitudes et de la tradition qui contrecarre la diffusion rapide de l’innovation. Ceci-dit, note l’auteur, on assiste aujourd’hui à une accélération de la diffusion des nouveaux outils de communication sans doute liée à l’acculturation progressive à la société de l’information.

Enfin, constate Jouet, la généalogie des usages a permis de constater que l’inscription sociale des TIC se réalise en général en quatre phases: l’adoption, la découverte, l’apprentissage et la banalisation ou rejet. À cela l’auteur ajoute l’importance des significations symboliques des objets de communication qui sont porteurs d’un imaginaire, de représentations et de valeurs qui leur donnent une dimension symbolique, suscitant l’adoption et la formation des premiers usages mais aussi un désenchantement de la technique, étape marquant le passage au statut d’objet ordinaire

L’appropriation

Le deuxième élément que Jouët utilise pour éclairer le champ de la sociologie des usages est celui du processus d’appropriation social des TIC. En effet, en rejetant le paradigme techniciste, l’usager n’est plus considéré comme consommateur passif, il devient acteur. L’appropriation se construit alors avec l’objet de communication. L’usage comporte donc une dimension cognitive et empirique. Sa construction met en jeu des processus d’acquisition de savoir, de savoir-faire et d’habilités pratiques. Les études qui s’intéressent à l’appropriation ont notamment révélé des écarts importants dans la maîtrise des outils. En effet, seule une minorité d’usagers s’investit pleinement dans la découverte et la pleine exploitation du potentiel des TIC alors que la majorité se contente d’une maîtrise partielle des fonctionnalités. Ce qui s’explique en partie par la complexité croissante des outils de communication, mais aussi du fait que cette exploitation minimale s’avère souvent suffisante pour satisfaire leurs attentes.

Enfin souligne Jouet, l’appropriation dans la construction de l’usage se fonde aussi sur des processus qui témoignent d’une mise en jeu de l’identité personnelle et l’identité sociale de l’individu. D’un côté, la sphère privée se prête à une plus grande individualisation de l’usage, à une appropriation technique à des fins d’épanouissement personnel. De l’autre, une réalisation du moi qui passe par les usages professionnels des TIC, en particulier auprès de professions intellectuellement supérieures. L’intensité de l’usage est d’ailleurs souvent un indicateur d’appropriation forte qui cristallise des enjeux d’identité. Cette notion d’identité on la retrouve également dans les bouleversements entraînés par de nouveaux dispositifs de communication dans les organisations qui implique notamment l’acquisition de nouvelle qualification et l’adaptation à de nouvelles méthodes de travail.

Le lien social

Le troisième axe d’analyse des usages relevé par Jouet est celui de l’élaboration du lien social qui se demande principalement en quoi les usages des TIC contribuent à la redéfinition des formes de l’échange social? Il y a, selon Jouet, deux aspects principaux à cette problématique, d’une part, la création de nouveaux groupes d’utilisateurs et d’autre part, l’apparition de nouvelles formes d’échange social.

Les recherches sur le lien social ont notamment démontré que bien que la téléphonie mobile nécessite une accessibilité permanente au réseau, les usagers instaurent des tactiques pour préserver leur sphère privée contre l’envahissement des appels professionnels par exemple.

Usages et rapports sociaux

Dans cette section, Jouet nous rappelle que toutes les sphères d’activité (le travail, les services, les loisirs et la sociabilité) passent désormais, à tout le moins partiellement, par les interactions avec les outils de communication. Elle nous rappelle toutefois que la recherche réfute le schéma causal selon lequel les usages seraient le simple produit de la diffusion et l’adoption de ces technologies. Ceci-dit, il s’exerce autour des nouvelles technologies de l’information et de communication (NTIC), ou des machines à communiquer pour utiliser le terme de Perriault (1989) repris par Jouet, une redéfinition des rôles sociaux où se recomposent les groupes, les activités quotidiennes et professionnelles.

Discussion et pistes de réflexion


Bien que ce texte ait été rédigé avant la popularisation voir même la banalisation des médias sociaux, cet exercice permet d’adopter un niveau d’abstraction des enjeux liés aux NTIC à partir de recherches menées sur des objets techniques que nous qualifions aujourd’hui de désuets, mais dont les constats nous permettent d’approcher l’arrivée de NTIC avec une autre loupe que celle de l’enthousiasme trop optimiste ou une certaine fatalité technologique. Les dimensions du déterminisme technique et du déterminisme social et ce positionnement hybride qu’ont tendance à adopter les chercheurs de la génération actuelle qui s’intéressent aux usages et aux NTIC, semblent constituer un axe d’analyse intéressant pour approcher les enjeux du Web social.